" [...] Quand on parle de sexualité dans la théorie psychanalytique, il ne s’agit pas de génitalité (dans le sens commun des choses), sinon d’un terme qui évoque une énergie mentale que saint Augustin a appelée libido, terme repris par Freud. Énergie mentale qui a amené Freud à décrire trois topiques : structurelle, topologique et dynamique.
C’est le destin de cette
énergie que de nourrir la vie de l’individu jusqu’à sa mort.
La religion chrétienne pose
la question du sexuel comme un concept fondamental. Ses conséquences en sont réglementées :
le rapport sexuel n’est autorisé que dans le cadre du mariage, dans une seule
position et dans un but de procréation. Il est auréolé d’une sorte de
sacralisation et il n’est pas considéré comme légitime dans un but de plaisir.
Il est toujours associé à
la peur et à la honte et il faut s’en justifier et rendre des comptes à une instance
punitive." (p. 18-19)
" [...] La sexuation du
social
Sommes-nous dégagés de cet
anathème contre la sexualité, maintenant que notre société a profondément
changé ?
Institutionnellement, elle
est laïque. Mais les symboles et les pratiques religieuses sourdent et
pénètrent profondément les différents groupes et strates sociaux. Leurs
manifestations publiques sont nombreuses.
Quel ce soit le pays où ils
vivent et les lois qui régissent la vie en société, les êtres humains expriment
leurs croyances, revendiquent au besoin leur appartenance religieuse. Que ce
soit dans la rue, le quartier, l’école, l’administration, l’entreprise. Par le
moyen de leur corps, leur coiffure, leurs vêtements, leurs habitudes de vie,
leurs fêtes, leur alimentation, leurs magasins, etc.
Ils se regroupent et prient
dans des édifices sacrés : églises, mosquées, temples, synagogues, qui
peuvent devenir des espaces de tensions importantes ou même d’attentats. Les
cimetières et les sépultures font aussi l’objet de profanations, de saccage et
de destruction.
Les religions sont
profondément structurantes pour les sociétés ; celles-ci en sont donc
dépendantes, ce qui fait voler en éclats le concept de laïcité.
De plus, quelle que soit la
religion, sa puissance symbolique la rend capable de définir les normes et les
valeurs d’une culture bien au-delà des souvenirs que l’on a gardés de ses
prêches et de ses prédications, mais aussi de la compréhension consciente que
l’on en a. Elle nous est inculquée comme malgré nous.
Car elle est devenue
inconsciente. Un inconscient collectif que l’on porte en héritage et qui surdétermine
les structures mentales de chacun.
Les individus, les groupes,
créent des lois, des règles, des sanctions en fonction des structures mentales
individuelles. Ainsi, nous tissons nous-mêmes la toile qui nous rendra
prisonnier : c’est la névrose collective. Inconscient collectif = névrose
collective.
Français, nous sommes le
produit d’une longue histoire marquée par la répression et la culpabilisation,
en particulier du sexuel. Plusieurs historiens témoignent de ce que cette
morale chrétienne pèse sur nos mentalités. Jacques Le Goff écrit : « […] cette morale chrétienne d'origine monastique, qui
réprime la sexualité, est très lourde. Elle va perdurer pendant de longs siècles
et pèse encore sur nos mentalités. En ce sens, nous sommes tous nés du Moyen âge. »
Jean-Louis Flandrin fait le
constat « que nous avons des difficultés particulières sur le plan sexuel, et
qu’elles sont imputables à notre morale traditionnelle, d’essence chrétienne. »
Il fait le pari que
l’histoire peut avoir des vertus thérapeutiques, comme la psychanalyse, « en
montrant les rapports qui existaient entre telle attitude ancienne envers la
sexualité et tels autres traits, aujourd’hui abolis ou vivaces, de la culture
occidentale, [l’histoire] devrait permettre de réapprécier notre système de
valeurs, et par là de surmonter les difficultés présentes. »
Ainsi, pourquoi avons-nous mis
si longtemps à trouver des moyens contraceptifs, alors que l’enfant n’était pas
toujours le bienvenu dans notre société, contrairement à ce qu’il en est dans certaines
sociétés africaines ?
Était-ce lié à des difficultés
d’ordre technique ? Est-ce à mettre en rapport avec la morale de l’Église
liant la légitimité de la sexualité à la procréation ?
Cela ne dépend-il pas tout
simplement des croyances concernant la conception ? Si c’est Dieu qui
permet que l’enfant se forme et si c’est lui qui lui insuffle une âme au moment
opportun, « les conjoints n’imaginaient pas qu’il dépendît d’eux d’augmenter ou
diminuer leur fécondité
».
S’il n’y a de paternité que
divine, que symbolique, comme l’enseigne la Bible, comment serait-il possible
d’interférer dans le processus ?
Jean Delumeau, spécialiste du
christianisme, s’intéresse spécifiquement à la culpabilisation massive
inculquée par la religion à propos du sexuel. La confession, rendue
obligatoire, était souvent conçue comme un tribunal. Et l’Église n’a pas hésité
à employer la peur et la menace pour que les paroissiens aient la volonté de se
repentir et que les confessions soient faites dans les règles.
Rien ne devait être caché des
plaisirs charnels. Non seulement ceux réellement vécus mais ceux auxquels on
avait pensé.
Même ceux dont on se délectait
en rêve étaient haïssables et donc à réprimer.
La sexualité fut ainsi
débattue, réfléchie, pensée, mise en discours, écrite. Éternellement considérée
comme point nodal de l’existence justifiant l’existence-même. La phrase : «
Je pense, donc je suis » pourrait être : « Je baise, donc je suis. »
« Encore faut-il croire qu’on
baise vraiment ? » Lacan.
La femme (objet de jouissance)
y tient une place centrale.
Éternelle femelle dépendant de
son père, de son mari, du Christ si elle est religieuse, bref, des autres, elle
est vécue comme plus proche de l’animalité que de l’humanité.
L’homme a eu et a toujours beaucoup
de mal à lui reconnaître sa place d’être humain.
Deux modèles de femmes
coexisteraient : la Vierge-Marie pleine de grâces, idéal inaccessible. Et Marie-Madeleine,
la putain, la courtisane repentie devenue disciple du Christ.
Celle qui est toute de pureté.
Et celle qui est impure.
Saint Augustin, Maître de la
chrétienté en matière de doctrine, justifia lui-même cette mauvaise image de la
femme.
Il la décrit comme un être
inférieur, esclave de ses sens et responsable des pulsions sexuelles des
hommes.
Convaincu de l’importance du
mariage, il professe que l’épouse doit tenter de ressembler à la Vierge-Marie,
chaste et pudique.
Les prostituées, toutefois, sont
absolument indispensables à l’équilibre du monde. Êtres inférieurs, méprisables,
il convient de les circonscrire dans un espace précis afin que leur nocivité ne
déteigne pas sur l’ensemble de la société.
Les autorités religieuses et
laïques eurent tendance à adopter les recommandations augustiniennes. Aux 14e-15e
siècles, un homme de la ville devait commencer sa vie sexuelle au bordel
municipal. Celui qui ne le fréquentait pas éveillait le soupçon.
Au 19e siècle
encore, le docteur Alexandre Parent-Duchâtelet, auquel on doit la théorisation
des maisons closes, se référa à saint Augustin. En Europe,
l’initiation sexuelle des hommes se fit quasi universellement dans ces lieux et
tous venaient s’amuser au bordel.
Comme quoi une doctrine
religieuse peut être bicéphale et inspirer le ciel et l’enfer en même temps.
Il y aurait même une
spécificité française qui rend difficile de parler de sexualité sans parler du
sexe vénal. La littérature pornographique, le coït interrompu (devenu la « méthode française » dès la fin du 18e
siècle) et les maisons closes du 19e
(le « système français »), firent
connaître la France dans le monde entier.
Le « système français »
s’exporta partout. Il attira aussi les riches étrangers à Paris : Édouard
VII, quand il n’était encore que Prince de Galles, aurait eu sa chambre au Chabanais, la célèbre maison de grande tolérance.
Il fut aussi le produit
d’appel utilisé par la Wehrmacht pour attirer et convaincre ses soldats durant
la seconde guerre mondiale.
Encore à l’heure actuelle, la
France serait le pays d’Europe où il y a le plus de clubs échangistes. Ils sont
proposés dans le circuit parisien de riches clients étrangers.
Corbin s’interroge : « l’essentiel
serait de connaître les facteurs psychologiques qui font que la France fut,
tout à la fois, la patrie de la contraception et la grande Babylone prostitutionnelle.
»
Dans le monde capitaliste
d’aujourd’hui, on peut se spécialiser dans l’exportation du luxe, des armes et du
sexuel.
La médecine ne fut pas à l’abri
des croyances religieuses.
Comment l’aurait-elle pu ?
Essentiellement en gardant une rigueur scientifique.
Or, nous savons depuis les
temps anciens combien les sciences sont entremêlées à toutes sortes de
croyances, à tel point que la science est devenue une croyance de plus.
La médecine, avec ses docteurs,
a même joué un rôle moralisateur dans le domaine de la sexualité, accompagnant ou
se substituant souvent aux théologiens.
La maladie est de l’ordre de
la magie. Elle est vue comme un désordre psychique dû à des forces occultes. Principalement
comme la conséquence néfaste du péché.
Objectivement, l’être humain a
toujours eu du mal à admettre le corps biologique avec ses lois et ses désordres
naturels. Il a existé et il existe une médecine parallèle qui relève invariablement
de la théurgie.
On revient donc éternellement
à des guérisons, à des explications chamaniques.
La psychanalyse s’est
infiltrée à cet endroit-là. L’inconscient immanent surdétermine le tout ;
rien ne lui échappe. Le Sujet de l’Inconscient, pris, tissé dans les confins de
la parole primitive, se soumettra toujours à sa propre structure. « Tout est
inconscient » Lacan.
Le médecin, prêtre manqué, a manqué
aussi sa voie. Mais il s’est soumis avec jouissance à ce plaisir-là. Enveloppé
dans plusieurs images, prêtre-chaman-médecin, il a su exploiter et asseoir ses
pouvoirs.
Comment serait-il possible, en
effet, de se détacher de la société de son temps, de ce qui a structuré
notre rapport au monde, de cette volupté de l’aveu du péché de chair dans la
confession afin d’en être libéré ?
Corbin détaille cette
proximité entre le médecin et le confesseur lorsqu’apparaissent les prémices de
la sexologie, au début du 19e
siècle. Les patients souffrant de troubles des organes génitaux se présentent
comme des pénitents à la confession. À moins que ce ne soient les médecins qui
les poussent, tels des confesseurs, à admettre la nécessité de l’aveu et du contrôle médical de leur fonction génitale.
Les textes des maîtres de
la Faculté ressemblent aux Manuels de confession. Le médecin cherche à obtenir
des aveux « avec un ton et des procédures autoritaires » et prononce des injonctions qui ressemblent souvent
à des pénitences.
Le but du médecin n’est cependant
pas complètement le même que celui du confesseur. Même s’il apporte souvent une caution scientifique à
certains mythes, comme le Dr Tissot qui déclare en 1760 que la masturbation
rend malade, le médecin lutte contre la continence. Il ne valorise pas la
chasteté, il sait combien le manque d’utilisation d’une fonction est
dommageable.
Au tout début du 20e siècle,
Freud fait une découverte fondamentale : l’interdit portant sur le sexuel
est à l’intérieur de chacun d’entre nous.
La sexualité de l’adulte
s’est construite dans un long cheminement. Elle porte en elle la censure de
désirs infantiles refoulés. C’est toujours un compromis douloureux, voire une
folie, que Freud appelle névrose ou psychose.
Car la charge affective des
désirs refoulés depuis l’enfance continue d’agir. Et la lutte entre le besoin
de réalisation de ses désirs et la censure qui veut les maintenir refoulés crée
des conflits entre les différentes composantes de l’appareil psychique.
La construction théorique
clinique de Freud est d’une extrême complexité. Son étendue et la
bibliographique qui en résulte sont immenses. Il n’est pas question, ici, de
réduire cette complexité en quelques mots.
L’interdit portant sur le
sexuel dans notre société judéo-chrétienne, quelles que soient ses formes et
son extension, est difficile à objectiver et à traiter. Nœud de dédales que
celui de la parole éducative à donner à l’enfant et à l’adolescent, que ce soit
celle des parents, des enseignants ou des éducateurs !
Freud, avec ses études
et ses découvertes, nous permet d’ouvrir de nombreuses pistes de compréhension (p. 27-32) [...]